Caméra au poing

Le collectif de cinéma #BABYLON’13 a choisi d’apporter sa pierre à la révolution ukrainienne en filmant les civils emportés par le conflit puis par la guerre. Chaque semaine, il diffuse ses reportages sur Internet et ses documentaires à la télévision ukrainienne ou à l’étranger. Récit d’un engagement ! Reportage publié dans le magazine La Chronique, mensuel d’Amnesty International

L’Ukraine fête en novembre les deux ans de sa révolution. Et si chaque conflit a ses images, celles de #BABYLON’13 immortalisent, jour après jour, depuis deux ans, ces citoyens ukrainiens ordinaires qui ont décidé de se battre pour défendre une certaine idée de leur liberté. Deux ans déjà… Le 21 novembre 2013, le président ukrainien Viktor Ianoukovytch repoussait la perspective d’un accord de libre-échange avec l’Union européenne. Le 24 novembre, plus de cent mille personnes investissaient les rues de Kiev pour réclamer sa démission. Le 22 février 2014, il fuyait le pays avant d’être destitué. Sept réalisateurs ukrainiens entreprenaient alors de raconter, au quotidien, les pages de cette histoire qui s’écrivaient sous leurs yeux.

Raconter les citoyens ordinaires

Tout a commencé le 30 novembre 2013. Ce jour là, des milliers de manifestants occupent le centre de Kiev. Violemment dispersés par la police anti-émeutes mais refusant de céder à l’intimidation, ils se regroupent, plus nombreux, un peu plus loin, place Mykhailivska. « Nous étions quelques réalisateurs présents sur place et nous nous sommes posés la question de savoir quelle pierre nous pouvions apporter à ce mouvement ? Nous avons décidé de le raconter à travers des films courts, sous-titrés en anglais et postés sur Internet», explique Yulia Gontaruk, réalisatrice et co-fondatrice du collectif #BABYLON’13.

L’idée est alors de porter à l’attention du plus grand nombre l’engagement de ces citoyens ordinaires dressés contre le pouvoir. « Nous voulions filmer ces événements sobrement, sans commentaires superflus, pour montrer comment les gens les traversaient. Que voulaient-ils ? Pourquoi se battaient-ils ? Qu’espéraient-ils ? » explique Volodymyr Tykhyy, célèbre réalisateur ukrainien et pilier de #BABYLON’13. Témoins engagés, les fondateurs du collectif s’efforcent toutefois de ne pas imposer leur point de vue sur les événements : « L’Ukraine sort d’une période très politisée et d’années de propagande, nous souhaitions renouveler le traitement de l’information en montrant différents regards », précise Volodymyr Tykhyy. 

Preneurs de sons, chefs opérateurs, réalisateurs confirmés ou jeunes étudiants sans expérience rejoignent l’équipe fondatrice. Le collectif naît officiellement le 2 décembre 2013 se donnant pour nom celui du café -Babylon- dans lequel il a l’habitude de se rassembler. La collaboration s’organise. Chacun se mobilise, apporte son matériel, des caméras, des bancs de montage. Maria Ponomareva, 24 ans, aujourd’hui en année de recherche à Amsterdam, se souvient : « C’était au début du mois de décembre 2013. Je suis descendue dans la rue comme beaucoup de gens. Je ne comprenais pas vraiment ce qu’il se passait. Tout juste diplômée en cinéma, j’avais des amis qui commençaient à parler du projet, je les ai rejoints ». Moitié Ukrainienne, moitié Russe, Maria n’aime pas les clichés et les analyses simplistes. « Au début, explique-t-ellele collectif n’était pas « contre » quelqu’un ou « contre » les Russes. A l’époque, quand les événements ont commencé, il s’agissait d’une révolte populaire contre la politique de notre président. Les gens étaient mécontents et c’est ce que nous filmions. Nous ne savions pas alors que la Russie allait annexer la Crimée et qu’il y aurait la guerre dans le Donbass ».

Suivre la formation de la société civile

La première « salve » de films est tournée début décembre 2013. Elle raconte, se plaçant à « hauteur de civils », l’immense mobilisation pro-européenne des journées de novembre et de décembre 2013, les manifestations qui enflent, l’espoir des Ukrainiens de l’Ouest, le mur de la peur qui se brise, la parole qui se libère. Les caméras passent d’un camp à l’autre, montrent les positions des pro-européens et des pro-russes, le face à face avec les forces de l’ordre. Puis, à partir du mois de février 2014, l’histoire s’emballe. « C’était la guerre, l’odeur du sang, de la mort », témoigne un manifestant dans une des vidéos. La répression succède à la contestation. Les caméras se retranchent derrière les barricades. Les films montrent l’escalade de la violence, les premiers morts, la réaction des civils, les volontaires volant à leur secours, les « bataillons » de bénévoles qui s’organisent. Et toujours cette mobilisation générale qui ne faiblit pas.

Tournées dans le feu de l’action, les images sont diffusées sur Youtube, Facebook, Vimeo et sont relayées à l’étranger par la diaspora ukrainienne. Elles seront ensuite regroupées dans un long métrage, Plus fort que les armes, montré dans plusieurs villes du pays, à l’Ouest comme à l’Est, pour le premier anniversaire de la révolution. «Nous sommes un collectif citoyen et artistique. #BABYLON’13 est l’émetteur à travers lequel se manifeste notre position de citoyen, comme l’illustrent nos slogans inscrits en ouverture de chacun de nos  films : « #BABYLON’13, cinéma d’une protestation civile » qui est devenu ces derniers mois « #BABYLON’13, cinéma de la société civile ». La chose la plus importante que nous faisons est bien de suivre le processus – en cours - de formation de la société civile en Ukraine », précise la réalisatrice Yulia Gontaruk.

Un solide bilan

Deux ans après sa création, #BABYLON’13 compte à son actif plus de 200 courts métrages diffusés sur Internet, plus de 1 000 heures d’images sur la révolution ukrainienne, 9 120 135 pages vues sur Youtube et Vimeo, 70 000 « followers » sur les réseaux sociaux, dix moyens et longs métrages diffusés à la télévision ou dans des festivals tant en Ukraine qu’à l’étranger. « Le travail du collectif se poursuit et consiste à établir une coopération active avec la société civile en réalisant et en popularisant nos films », explique Sviatoslav Yurach, en charge de la communication de #BABYLON’13 dont l’équipe est aujourd’hui composée d’une cinquantaine de personnes, toutes bénévoles. Chaque réalisateur propose ses sujets, organise ses tournages. « Nous facilitons les initiatives personnelles. Chacun a son propre réseau de relations, sa manière de montrer les événements, ses préoccupations, ses motivations », précise Marko Suprun, réalisateur ukraino-canadien, également traducteur et conseiller au sein de l’équipe

Yuriy Gruzinov, jeune caméraman russe et co-fondateur du collectif, illustre le courage de chacun des membres. Depuis 2013, il tourne au plus près des combats, au péril de sa vie. Blessé par balles dans des affrontements à Kiev, il a filmé les morts et les blessés transportés au centre médical dans lequel il était soigné. Une partie de ses images a permis la réalisation d’un long documentaire, L’hiver qui nous a changé, diffusé sur la chaîne de télévision nationale privée 1+1Composé de sept films courts, il raconte les victimes, hommes et femmes, de ce conflit, tués, disparus ou torturés pour s’être opposées au régime, à Kiev et dans d’autres régions du pays. Yuriy Gruzinov est ensuite parti filmer en Crimée, au moment du référendum, avant d’être arrêté et emprisonné pendant six jours sans nourriture. Ses images documentent aujourd’hui l’actualité dans le Donbass, passé sous contrôle des pro-russes : le quotidien des civils déplacés, l’engagement des volontaires dans les rangs de l’armée ukrainienne, la participation des militaires russes à une guerre qui ne dit pas son nom. « C’est la guerre en Ukraine. Beaucoup de personnes sont mortes et continuent de périr. Tous les jours, des familles se retrouvent sans toit et sans moyens de subsistance. Des villes sont détruites, des territoires annexés. Mes images montrent cette réalité », plaide Yuriy Gruzinov. Un documentaire, Rester vivant, raconte le quotidien de ces gens dont les vies basculent ainsi que celui de ceux qui s’engagent pour défendre leur pays.

Au delà de la mission initiale qu’ils s’étaient fixée de raconter l’histoire en marche, les films de #BABYLON13 cherchent ainsi à redéfinir le sentiment d’appartenance à la nation ukrainienne. Le combat et les valeurs portées par ces héros ordinaires ont valeur d’exemple. Ils font écho à ces paroles d’un invalide de guerre interrogé dans le documentaire Rester vivant : « Je voudrais un pays débarrassé de la corruption, avec des lois et un ordre justes, un pays où l’on pourrait vivre et travailler honnêtement ».

Pour les deux ans de la révolution, le collectif se prépare à diffuser un nouveau long métrage intitulé Captifs. Le spectateur y découvrira des personnages en quête de justice et de vérité après la mort ou la disparition d’un de leurs proches à l’issue des sanglantes journées de février 2014. Saluant cet engagement, la confidence de cette habitante de Kiev sonne comme un hommage : « Un jour peut-être, nos enfants apprendront l’histoire de notre pays grâce au travail de #BABYLON’13 ».

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